Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
--ALSACE CULTURE BILINGUE-- René Schickele Gesellschaft
5 avril 2020

Un long dimanche de fiançailles

long dimanche fiançailles 3

Il faut relire ce livre écrit par Sébastien Japrisot en 1997 et revoir le film qui s’en inspire, mis en scène par Jean-Pierre Jeunet en 2005. Absolument. Le thème est à fois simple et l’intrigue, complexe tel bon un polar. Nous sommes dans les années vingt, celles qui suivent la Grande Guerre. Tandis que les Français d’en-hautdînent au Champagne, les Français d’en-bas se mettent à panser (et penser) les plaies laissées dans les familles par la disparition d’un mari, d’un amant, d’un frère, d’un père. Ils furent 1,5 millions à périr, et autant à revenir mutilés, estropiés, amputés, amnésiques, etc.

Qu’on se représente l’hécatombe ! Au début de la guerre, la France compte 40 millions d’âme, soit quelques huit millions de familles, calcul dont on me pardonnera l’approximation. Il s’en suit qu’une famille sur trois souffrit et saigna dans sa chair. Aussi Mathilde, jeune fille handicapée issue des Landes (dans le roman), vs de la Bretagne (dans le film) est-elle une héroïne française du XXème siècle au même titre que la Cosette et le Gavroche de Hugo le furent au XIXème, toute comparaison littéraire des œuvres mise à part. Mathilde aime Manecq qui n’est guère plus âgé qu’elle lorsqu’il est mobilisé.

long dimanche fiançailles 2

Manecq (Gaspard Ulliel qui crève l'écran), se mutile pour fuir les horreurs des combats, de même que quatre de ses compagnons, mais tous cinq passent en cour martiale et, condamnés à mort pour mutinerie, sont envoyés dans la tranchée Bingo Crépuscule, celle qui précède le no man’s land où les attend une mort certaine. C’est la version que donne l’armée de leur disparition, mais Mathilde, habitée par un amour incommensurable, est persuadée que son fiancé est encore en vie et se met à sa recherche. Avec les faibles moyens dont elle dispose, elle s’engage dans une enquête aux multiples rebondissements au cours de laquelle, les uns après les autres, interviennent les témoins des dernières heures qui, tous, détiennent une pièce du puzzle de la vérité.

Japrisot met en scène une galerie de personnages haut en couleurs, paysans, artisans, ouvriers, mères de famille et prostituées qui livrent à Mathilde (au lecteur-spectateur) les chapitres de leurs vies, celles qu’un Céline ou un Faulkner, au contraire d’un Proust, prendra en considération. Et au milieu des récits émergent les ignominies de l’histoire, la félonie du soldat qui abat son propre compagnon dans le no man’s land, la hargne des sous-officiers qui oublient de fermer les yeux sur les petits arrangements, la folie des officiers qui lancent les vagues d’assaut sous le feu des mitrailleuses lesquelles fauchent méthodiquement les premières lignes, la désinvolture du commandant qui déchire la grâce présidentielle signée par Poincaré, toute une férocité que les images, pour une fois, renvoient à la figure plus sûrement que les mots. La jeune Mathilde, incarnée par une Audrey Tautou lumineuse, porte à bout de bras tous les malheurs et tous les espoirs du monde, et la scène finale, lorsqu’après des mois et des mois de recherches, elle retrouve son Manech, quoique amnésique, et s’assied en face de lui, comme arrivée à bon port, cette scène est un pur chef d’œuvre littéraire et cinématographique, le bonheur (de même que le temps perdu, ailleurs) est enfin retrouvé. 

long dimanche fiançailles 1

L’admiration ne doit pas toutefois empêcher la lucidité. Il y a beaucoup à dire sur la place de cette œuvre, un rien didactique, dans la psyché française, ou plutôt la place qu’elle n’occupe pas. Qu’il soit dès lors permis à l’auteur de cette recension de se situer. Issu du monde rhénan, il est sensible et touché par la représentation dramatique du malheur qui frappa la France au cours de la guerre de Quatorze, d’autant plus que, résidant en France, il côtoie nombre de personnes qui sont dépositaires de ce terrible héritage. Il n’en est pas moins attentif à la part d’affabulation et d’hybris qui en caractérise le récit. Que l’on veuille l’entendre ! Si l’œuvre rend témoignage de quelque chose, c’est bien de cette absurde et inutile férocité telle qu’elle fut vécue dans les rangs de l’armée française[1]. La psyché en est durablement marquée, plus que d’une cicatrice, d’une blessure, d’un traumatisme que seul un mythe purificateur permet de transfigurer. Il fallut que les soldats français fussent sacrifiés pour une noble cause, sans quoi comment justifier tant de férocité. Il fallut donc entretenir le mythe de la liberté et de l’universalisme en lutte contre la barbarie. Il fallut entretenir le mythe de la patrie menacée dans son existence… si elle ne recouvrait pas l’Alsace et la Lorraine, injustement spoliées au traité de Frankfort de 1871. Il fallut entretenir le mythe des Alsaciens français de cœur[2], au secours desquels la République n’a fait que se porter. 

Cependant, chaque Alsacien-Mosellan qui s’est un tant soit peu penché sur la question, chaque historien libéré de la doxa française[3] sait ce qu’il en fut réellement. Il y a certes une co-responsabilité franco-allemande dans le conflit mais, depuis le traité de Westphalie en 1648, et plus particulièrement depuis les événements thermidoriens de 1793, la France n’a cessé de réécrire l’histoire en prétendant que les Alsaciens étaient français de cœur. Et c’est bien le second Empire français, belliqueux, qui porte la responsabilité de la déclaration[4] de guerre de 1870 et s’est lancé dans des affrontements avec, déjà, une guerre de retard. C’est bien la troisième République qui a nourri, plus que de raison, un esprit revanchard qui explique en partie la férocité décrite par Un long dimanche de fiançailles. L’œuvre pourtant ne souffle mot de cet esprit et c’est un grand dommage. En 2018, la France a célébré le centenaire de l’Armistice de novembre 1918 en très grandes pompes, mais pas une virgule n’a été changée au récit[5], lequel est resté mythologique et cocardier, loin de la vérité des faits et de l’insoutenable absurdité de tous ces sacrifices humains. 

L’émotion de Mathilde n’en est que plus dramatique et le sacrifice, inutile et absurde, des soldats français n’en est que plus tragique ! Les Alsaciens-Lorrains ont peu de chances que soient entendues leurs légitimes aspirations d’identité ! Et, last but not least, l’amitié franco-allemande tant de fois invoquée dans l’édifice européen, reste fragile d’être appuyée sur un malentendu centenaire et sur un mythe aussi éloigné de la réalité historique. 

 

[1] Sauf erreur de ma part, je n’ai pas lu de récits de férocité équivalente dans la littérature allemande, ni chez Jünger, ni chez Remarque, ni chez Flex. En revanche, cette férocité est très largement confirmée par d’autres écrivains français, notamment, Céline, Dorgelès, Genevoix, Barbusse…

[2] Cf l’inspecteur Lavisse, lequel entretint tous les écoliers de la IIIème République dans un solide esprit de revanche. 

[3] Celle qui attribue à l’Allemagne l’entièreté de la responsabilité de la guerre et ne fait preuve d’aucun esprit critique à l’égard du traité de Versailles. 

[4] Le matois et stratège Bismarck a fait ce qu’il fallait en matière de provocations, il savait toucher l’esprit français à son point faible, l’orgueil et la vanité. Mais il appartenait aux diplomates du second Empire français de se montrer plus fins, et aux militaires de connaître assez le potentiel des armées pour conseiller des stratégies réalistes.  

[5] « Et à l’Est, pendant plusieurs années, d’effroyables guerres se poursuivirent. Ici, ce même jour, les Français et leurs Alliés ont célébré leur victoire. Ils s’étaient battus pour leur patrie et pour la liberté. Ils avaient consenti, pour cela, tous les sacrifices et toutes les souffrances… Souvenons-nous : ne retranchons rien de ce qu’il y avait de pureté, d’idéal, de principes supérieurs dans le patriotisme de nos aînés. Cette vision de la France comme Nation généreuse, de la France comme projet, de la France porteuse de valeurs universelles, a été dans ces heures sombres exactement le contraire de l’égoïsme d’un peuple qui ne regarde que ses intérêts... Souvenons-nous, nous autres Français, de ce que CLEMENCEAU a proclamé le jour de la victoire, il y a cent ans jour pour jour, du haut de la tribune de l’Assemblée nationale, avant qu’en un chœur sans pareil n’éclate la Marseillaise : combattante du droit, combattante de la Liberté, la France serait toujours et à jamais le soldat de l’idéal… » extraits du discours du Président E. Macron lors de la cérémonie de commémoration du centenaire, le 11 novembre 2018. 

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
--ALSACE CULTURE BILINGUE-- René Schickele Gesellschaft
Publicité
Newsletter
Derniers commentaires
Archives
Publicité